"Au boulot !", c'est une série de portraits que j'ai imaginés pour interroger des personnes aux parcours, aux postes et aux aspirations variés. Questionner certains clichés et partager des trajectoires originales au travers d'un canevas de questions récurrentes. Faire raconter concrètement la vie professionnelle de personnalités passionnantes, y compris dans ses aspects les plus pratiques : les petits rituels du quotidien, les habitudes qui favorisent la productivité, les techniques de chacun.e pour se (re)motiver. Tout ce qui fait que l'on arrive à la fin de sa journée de travail et que l'on envisage la suivante relativement sereinement.
Aujourd'hui, je vous emmène dans l'atelier de Stéphanie Roland. Artiste, elle explore et construit un univers très singulier - sombre, sophistiqué - et multi disciplinaire (photographie, vidéo, sérigraphie, sculpture). On peut voir actuellement son travail dans l'exposition Topographie de la subversion aux Halles St-Gery à Bruxelles. Je connais Stéphanie depuis 5 ou 6 ans car nous avons partagé le même atelier. Je l'ai donc vue oeuvrer au quotidien pour imaginer ses expos, préparer ses films, se creuser la tête pour dépasser les difficultés techniques de ses installations . Ce qui m'a toujours frappée, c'est le contraste entre la personne et son oeuvre, à mille lieux du stéréotype de l'artiste tourmentée, bordélique et autocentrée. En dépit de la complexité, voire même de l'austérité des thématiques qu'elle explore - en lien avec des sujets comme l'astrophysique, l'imminence d'une catastrophe et une vision robotisée du futur de nos sociétés - Stéphanie aborde son organisation quotidienne avec une discipline à la fois rigoureuse et joyeuse. Un mélange de plaisir et de détermination qui donnent envie d'en savoir plus.
Stéphanie, quelle est ta définition de ton métier ?
C’est toujours un peu difficile parce que quand je dis "artiste" il y a souvent une pointe d’interrogation dans le regard de mon interlocuteur. Je dirais donc "artiste visuelle" avec une approche multidisciplinaire : je crée des installations, des expériences pour le visiteur avec différents mediums. Et même si la photographie est la base, le coeur et l’origine de mon parcours, il a aussi dévié vers d'autres moyens d'expression. C'est pourquoi je ne me considère pas vraiment comme photographe.
Est-ce que tu dirais qu’il résultait d’une vocation ?
Oui parce que depuis que j’ai 13/14 ans, c’est ma passion. A cet âge j’avais fait un atelier de photo. Une révélation ! Tous les soirs j’étais dans la chambre noire, je développais fiévreusement. Puis j’ai fait des cours du soir en secondaire aux Arts et Métiers de la Louvière. Je prenais tout le temps des photos, je faisais des gravures dans ma cave qui était entièrement occupée par mon atelier. J’y faisais aussi de la peinture. Mais c'est la photographie qui a tout déclenché. Je me suis sentie à l’aise tout de suite parce que je ne dessinais pas spécialement bien, et j'accédais ainsi à un autre rapport de création.
Quel a été ton parcours après ces débuts ?
Après le secondaire, s’est posée la question des études supérieures. J'ai commencé par faire du droit, sans doute un peu par angoisse de me lancer dans une carrière artistique : était-ce un hobby ou le métier que je voulais faire ? Donc j'ai choisi le droit, mais l’art était toujours ma passion et je suivais des cours de dessin, de théâtre. Puis rapidement, je suis allée à la Cambre, enCommunication Visuelle car j’aimais bien le côté multidisciplinaire de l’option mais moins le côté communication. J’ai adoré ces études : le fait de toucher à plein d’outils était très enthousiasmant.
Ceci dit, je nourrissais un grand intérêt pour les activités plus conceptuelles, pour l’art contemporain. Donc j'ai enchaîné avec mon Erasmus à l’UDK, l'université des Arts de Berlin. Et là : énorme coup de coeur pour les cours de cinéma, art contemporain et médias expérimentaux. C’était passionnant ! Ensuite, je suis retournée à la Cambre pour finir mon diplôme avec mon projet, Les enfants modèles.
En sortant de la Cambre, j’ai ressenti le besoin de faire l’expérience du travail en entreprise et j’ai pu entrer dans un studio de graphisme. On faisait des projets dans le milieu culturel, on allait souvent à des vernissages, c’était très excitant.
Comment s'est développée ton activité artistique à ce moment là ? En parallèle de ton activité professionnelle ?
J'étais à temps plein dans le graphisme et j’avais mon travail artistique que je voulais continuer à explorer. Donc mes journées de l'époque se passaient comme ça : je me levais à 6h, puis jusqu’à 9h je me consacrais à mes projets. Ensuite, je faisais ma journée de travail, je rentrais chez moi et je travaillais encore jusqu’à 1h du matin pendant les périodes où je préparais une expo, par exemple. Et je continuais le week-end... Au bout d’un moment, je ne te cache pas que le manque de sommeil a commencé à être difficile à surmonter. Je me suis dit qu’il était temps de consacrer plus de temps à mes projets personnels. Le déclencheur a été une candidature pour une résidence d’artistes. Ça ne marchait pas à chaque fois, mais tout à coup, j'ai été acceptée pour une résidence de 1 mois et là je me suis dit : "C’est le signe que j’attendais, allez on se lance ! ". Après ce premier pas, je suis partie en résidence en Argentine, j’ai pris mon atelier... Et de fil en aiguille, expos, projets, galerie, tout s’est mis en place assez rapidement.
Qu'est ce qui a fait que cela a marché selon toi ?
Le fait de consacrer tout mon temps à mes activités artistiques a opéré un tournant : j’ai pu me plonger dans mon travail artistique à plein temps ce qui a vraiment changé la donne et fait augmenter très vite le nombre d’expositions. Et en 2014 j’ai débuté ma collaboration avec la galerieTriangle Bleu. Par ailleurs, un bon rythme d’expo nourrit le travail, donne une dynamique et fait boule de neige pour se faire connaître. En parallèle je continuais les missions de graphisme ou de photo de commande. Je me suis concentrée sur la photographie d’architecture. C'est ce qui me plaît le plus par rapport à mon travail artistique : je suis fascinée par l’habitat, par l’urbanisme, par la façon dont les gens habitent leur espace. Et puis la photo d’architecture nécessite toute une série d’optiques à décentrement ou des chambres pour les perspectives. J’aime bien la mise en scène et le perfectionnisme de l’image d'architecture. Contrôler tous les paramètres. Ces commandes me permettent aussi de sortir du studio et j'apprécie le contact avec les architectes.
Aujourd’hui comment se déroulent tes journées ? As-tu une journée type ? Des rituels ?
Mes journées sont très variées. Je me divise entre écriture, confection de maquette et tests pour les oeuvres, montage d’expo, production: tests d’impression, de matières, visites de fournisseurs et studios d’impression, découpe au laser pour mes sculptures, etc.
Je commence à travailler vers 9h en général (soit au studio, soit pour écrire de chez moi) et je fais une pause le midi pour luncher avec mes amis ou compagnons d'atelier. Et, en moyenne, je reste au studio jusqu’à 19h.
Lors de mes journées au studio, je fais tout ce qui est administratif, mails etc. en arrivant. Puis j’essaie d’écrire et trouver les idées pour les projets toujours le matin, quand l’esprit est frais. En début d’après midi je passe aux expérimentations pratiques. Et le reste de la journée et le soir, je suis au studio à essayer des choses, travailler sur des installations. Mais j’essaie surtout de varier : je m’ennuie vite si je fais une tâche toute la journée.
Arrives-tu à suivre ton rythme naturel ? A quel moment es-tu la plus productive ?
L'énergie du matin est clairement, précieuse. Parfois j’attaque à 8h de chez moi car c’est un moment où tout vient plus vite.
Le début d’après-midi c’est critique ! (rire) Et le soir j'adore travailler jusqu’à 1h du matin, je peux rester au studio ou chez moi. J’adore ce moment et la tranquillité dont je profite, je me sens privilégiée. C’est idéal car le bruit de la ville et les mails s’arrêtent enfin, je suis sur une autre planète, c’est très créatif. Mais pas tout le temps car j’ai quand même envie d’avoir une vie sociale et familiale.
Le samedi je décompresse : courses, cuisine pour mes amis. Il faut vraiment avoir un jour off, sauf en cas de gros rush lié à une expo. Et le dimanche j’aime beaucoup travailler aussi, c’est un peu comme le soir, le studio est calme. Je peux me concentrer sereinement, sans urgences.
Où travailles-tu le mieux ?
Comme je voyage beaucoup pour les résidences, j’arrive assez vite à me concentrer partout. Mais mon atelier est idéal car je n’ai pas les distractions de la maison, ni de tâches ménagères.
Et parmi toutes les tâches qui émaillent ta journée, quelles sont celles qui ont pu te sortir de de ta zone de confort auparavant mais que tu es parvenue à dépasser ?
Bonne question ! Quand j’étais à la Cambre, j’étais très tourmentée à l'idée que l'on voit ce que je crée avant que ce soit produit et exposé. J’avais du mal à recevoir un avis, c’était trop fragile, comme si je m’exposais trop. Le fait d’avoir plusieurs années de création derrière moi me permet désormais de pouvoir plus facilement demander des avis extérieurs. Et même de jeter certains projets ! Comme je considère que j'ai réussi à faire aboutir des projets, je parviens mieux à m’auto-critiquer, c’est moins douloureux. Je peux voir le point faible d’une expo sans trop d’états d’âme.
Le fait d’avoir accumulé de l’expérience me permet de voir mon travail de manière constructive. Je suis moins en souffrance (rire) et je m’amuse plus, je prends plus plaisir à faire une exposition. Si une pièce n’est pas très bien, je passe à une autre, et je continue. Je sais que le travail aide à avancer sur le long terme. J’ai confiance en ce processus.
Tu te heurtes encore à certaines difficultés ?
En fait dès le départ, toutes les difficultés étaient déjà là ! (rire) Mais ce qui va être compliqué c’est qu’à 35 ans il y a beaucoup d’aides de « jeunes artistes » qui s’arrêtent. Ce sera un peu comme quand j’ai eu 26 ans et que j’ai perdu toutes mes réductions de transports !
Plus sérieusement, mes projets sont de plus en plus de grosses productions et il faut trouver le moyen de les financer. C’est le défi actuel. Mes photos se vendent bien mais les installations nécessitent l'aide des institutions publiques. Trouver des financements, c’est une facette administrative du job à laquelle on ne pense pas quand on est en école d’art.
Et au delà de l’administratif - qui est donc inévitable - quelles sont les tâches ou phases qui te plaisent le plus ?
Tout ce qui est autour du projet artistique m’intéresse et je me plonge dedans. Peu de tâches me rebutent dans mon quotidien. La diversité est importante. Evidemment, je préfère la création, écrire sur le projet, et toute la partie pratique comme aller voir les fournisseurs. J’adore cet aspect concret, la scénographie, les matériaux, c’est excitant. De créer des histoires à partir d’une pièce pour l’expo. Mais ceci dit, même l’administratif ne me rebute pas car il apporte aussi un recul. Il faut arriver à décrire son travail.
J’ai plus de mal avec les tâches vraiment répétitives comme scanner des photos. Mais j’ai peu de tâches comme ça, et j’oriente peu mon travail dans cette direction. Je change souvent de protocole, d’idée, de medium. Je recherche tout le temps la variété. Certains artistes réalisent des découpes super minutieuses pendant des heures, par exemple. Je ne pourrais pas faire ça ! (rire).
Justement, travaillant sur un médium plutôt technique comme la photographie ou la vidéo, est-ce que tu es du genre papier/ stylo ou tout digital ?
J’utilise vraiment les deux : j’ai toujours des carnets sur moi pour dessiner ou écrire ce qui me passe par la tête. Des mots clés, des idées. je dessine et griffonne beaucoup. C’est indispensable pour réfléchir. Et j'utilise beaucoup l’outil informatique pour les plannings. Pour mes photos je mélange aussi le digital et l’argentique, je tire parti des deux.
Plutôt multitasking ou mono-tâche ?
Je papillonne pas mal au cours d’une journée. J’aime bien sauter d’une tâche à l’autre. Ecrire une chose en écoutant autre chose. J’essaie de diviser les tâches par demi-journée si je peux.
Tu es plutôt rapide ou lente ?
Je suis plutôt lente donc je dois travailler beaucoup. La création vient lentement, les choses se font au fur et à mesure. Il y a une citation d'un film de Pasolini que j’aime beaucoup "Why create a work of Art when dreaming about it is so much sweeter ?" (rire) Mais j’essaie d’être efficace sur tout ce qui n’est pas créatif. Parfois aussi, le planning d’expo m’aide à me concentrer et à accélérer ce processus. À sortir de ma zone de confort et de ma lenteur. Le fait de devoir créer en peu de temps amène aussi beaucoup de bonnes idées.
Parviens-tu à ne pas procrastiner ? Et comment ?
Oui car je me donne des objectifs sur la journée, sinon ce n'est pas possible. J’essaie de me rendre des comptes en définissant mes objectifs la veille. Comme ça j’ai une dynamique qui est lancée dès le matin.
J'imagine que, comme tout le monde, tu as des jours sans. Comment te motives-tu ces matins où tout semble plus difficile ?
Le café latte ! (rire) Quand c’est trop dur, j’essaie de me lancer sur une tâche qui n’est pas trop compliquée : retouche de photos, avec de la musique par exemple. Pour avancer quand même, mais ne pas me faire de mal non plus.
Et comment parviens-tu à équilibrer vie perso et vie pro ?
C’est très imbriqué : ma vie personnelle c’est ma vie artistique. Je n’ai pas de hobby à côté. Certes, je fais du sport et j'aime cuisiner. Mais ma passion, c’est mon travail, je lui consacre tout mon temps. Quand je fais un break, j’ai envie de voir des expos, regarder des livres de photos, lire : toutes ces choses nourrissent mon travail également. Je n’ai donc pas trop cette problématique d’équilibrer les deux. Je suis tout le temps dedans et ça ne me pose pas de problème. Et je suis avec quelqu’un qui est très intéressé par la création au sens large, ça ne le dérange pas vraiment que je sois obsessionnelle. Il a sa propre passion qui coexiste très bien avec la mienne.
Quel est le meilleur conseil que tu aies reçu ?
A la Cambre, je me dispersais fort et j'allais dans plein de direction. Au bout d'un moment, l’équipe pédagogique m’a fait comprendre que je devais me concentrer sur une seule voie - même petite, même apparemment anodine - et la suivre. J'y pense souvent, c'est une bonne méthodologie dans mon cas.
Actuellement, sur quoi travailles-tu ?
J’ai eu beaucoup d’expos en 2017 et je me concentre sur la création de nouveaux projets. J’ai pu exposer mon film, Deception Island, à la Biennale de Venise et à Bozar, lors de l'exposition Tendencies. De beaux challenges ! Les opportunités sont plus nombreuses depuis lors : une exposition en mai à Berlin ; une expo La Louvière, au Musée Ianchelevici, des pièces liées au passé métallurgique de la Louvière et qui a façonné mon univers, le fait de vivre dans une ambiance post industrielle ; une résidence en Toscane à la Villa Lena. Jusqu’en septembre 2018 tout est rempli. C’est rassurant.
Actuellement, j’ai plusieurs projets dont un sur les intelligences artificielles. J'essaie de matérialiser l’abstraction et le côté immatériel des IA. J’ai crée une famille d’intelligences artificielles, qui dialoguent de manière continue. J’ai ensuite réalisé deux vidéos qui mettent en scène leur discussion. L’anticipation a toujours été un fil conducteur de mon travail et les IA excellent dans les prédictions scientifiques.
Je travaille aussi à une installation vidéo et lumineuse sur le thème de l’insomnie et la survie, qui m’intéresse beaucoup (moi aussi ! NDLR). C’est un projet que j’avais commencé en 2015 et sur lequel j’ai encore besoin d’avancer.
Donc tu travailles sur plusieurs projets en même temps ?
Souvent au moins deux. Comme ça je peux en mettre un de côté durant un moment et revenir dessus avec plus d’acuité. Je dialogue aussi beaucoup avec mon amie artiste Eva Evrard, ainsi qu'avec la curatrice Marie Papazoglou. Elles m'aident à avancer grâce à un regard critique et bienveillant.
Ce qui signifie que tu n’attends pas forcément d'avoir une commande et un lieu d'exposition définis pour démarrer des projets ?
Pas forcément : j’en ai plein en gestation, en test, dans les tiroirs... J’en choisis un et me lance dessus sans commande. Souvent un lieu d’expo ou un thème qui s’y prête bien m'apportent l’élan pour lui donner vie. Des projets flous trouvent ainsi leur lieu de naissance idéal. J’adore faire des pièces in situ, que ce soit dans une église, dans un énorme centre d’art contemporain, dans un immeuble avant rénovation. Même pour des pièces existantes, j’adore concevoir une nouvelle façon de les montrer.
As-tu des mentors ou des modèles ? Des personnes dont tu admires la trajectoire ?
Oui oui j’ai plein de "héros artistiques" ! Par exemple dans l’art contemporain il y a Pierre Huyghe, Gregory Crewdson, Katie Paterson qui travaille en collaboration avec des scientifiques, des paléontologues. Je trouve leur travail passionnant ! Celui de Pierre Huyghe est tellement diversifié, il montre que la vie et l’art sont très liés. Il m’a beaucoup inspirée et ma conception du statut d'artiste s'est beaucoup ouverte. Chez Edith de Kyndt également, l’expérience physique est très libératrice et donne envie de tester, d'expérimenter. Moi qui avait une vision un peu romantique de l’artiste un peu bordélique, j'ai pu accepter plus facilement la personne que je suis et la manière dont je travaille grâce aux travail de ces artistes là. Ils m'ont montré qu'il y a plein de manières différentes d’explorer son travail, de pousser ses propres obsessions. que c'est un cliché de n’en voir qu’une. Il faut assumer totalement son parcours.